Recherche jeune fille pour stage professionnel [Mardi 29 Juillet]

L'hôpital de Montreuil, dont la construction s'était achevée au début des années 20, était un beau bâtiment en pierre, très propre, entouré d'arbres plantés au début de la construction et de larges pelouses parsemées de massifs de fleurs. La chaleur de Juillet avait grillé une partie de ces plate-bandes et le gazon virait un peu au jaune, mais il n'empêche qu'on avait vu des centres médicaux beaucoup plus lugubres que celui ci. Quand on avait visité un asile de fous, même un asile de luxe, on pouvait difficilement pire.

Une aile avait été ajoutée dans les années 30 pour accueillir l'école de formation infirmière lorsque l'Etat avait décidé de coller un diplôme sur la fonction. C'est là que Franz avait pris rendez-vous. Le directeur de l'hôpital dirigeait aussi l'école, même s'il laissait la formation aux bons soins de l'infirmière en chef, une certaine Claude Minotin, cinquante trois ans, et que Franz suspectait de porter une perruque vu la raideur de sa coupe de cheveux, mais après avoir rencontré l'un et l'autre, l'Allemand admettait qu'ils avaient l'air assez compétents.

Il monta au premier étage et toqua à la porte du bureau de madame Minotin. Celle-ci s'ouvrit quelques instants plus tard, révélant la silhouette longiligne et élancée de la quinquagénaire.

"Monsieur Erlinger." Elle lui serra la main. "Je vous ai trouvé quelqu'un de très bien. Je vous en prie, entrez."

Elle devait parler de la jolie jeune fille assise juste devant son bureau. Franz n'avait pas encore décidé d'accepter. Madame Minotin connaissait le cas médical pour lequel il avait besoin de la présence régulière d'une infirmière. Elle affirmait qu'une élève pouvait assurer une partie de la charge, que cela serait formateur, que la jeune fille ne cracherait pas sur une source de revenu par les temps qui couraient, mais l'Allemand se demandait si c'était vraiment le cas. Certes les soins seraient simples, mais le reste ? Que faisait-elle des sentiments de la gamine ?

Et puis, est-ce que ça le regardait ? Il ne cherchait pas une amie, il cherchait qu'un pour prendre soin de sa femme.

"Mademoiselle Adam. Madame Minotin m'a parlé de vous, je suis enchanté de vous rencontrer."

Il lui adressa son habituel sourire de hollywoodien, du genre à creuser des fossettes. Plus par habitude que par volonté de charmer ; mais parfois, lorsqu'une situation le mettait profondément mal à l'aise, il n'y avait pas de meilleur calmant que de se replier derrière ses bonnes vielles petites manies.

Lorsqu’elle avait appris qu’elle était convoquée par madame Minotin, la première réaction de Rachel avait été de se demander si elle n’allait pas se voir administrer un quelconque sermon. Même si durant son service elle faisait de son mieux pour être la plus consciencieuse possible, il lui arrivait encore par moments de se montrer particulièrement maladroite. Cela se résumait généralement à des verres d’eau renversés, des rouleaux de bandages pris d’envie de liberté et se déroulant sur le sol, rien de bien méchant au final puisqu’elle faisait toujours très attention en évoluant autour des blessés et malades dont elle s'occupait mais peut-être que ces petites étourderies étaient suffisamment nombreuses pour que l'infirmière en chef de l’hôpital veuille la rappeler à l’ordre.

Cependant, une fois dans le bureau, la jeune fille fut surprise de constater que ses craintes n’étaient aucunement fondées puisqu’on lui proposait au contraire de s’occuper d’une dame allemande dont l’état de santé requérait des soins plus ou moins constants. Autant dire qu’il s’agissait pour la petite Française d’une opportunité des plus intéressantes qui lui permettrait d’arrondir ses fins de mois mais ce qui la réjouissait encore plus c’était de se rendre compte que, malgré les maladresses dont elle faisait preuve, madame Minotin avait suffisamment confiance en elle pour lui proposer ce poste.

Rachel accepta donc sans sourciller - sans se demander une seule seconde s’il lui était même possible de refuser d’ailleurs - et se leva de sa chaise afin d'accueillir le mari de sa future patiente avec un ravissant sourire quand ce dernier se présenta à elle.

“Tout le plaisir est pour moi monsieur Erlinger. J’espère que mes compétences sauront vous satisfaire, vous et votre femme.”

En parlant de sa femme, la jeune fille se rendit compte que sa formatrice lui avait simplement offert ce travail d’infirmière personnelle sans vraiment entrer dans les détails. C’était sans aucun doute l’occasion pour elle de s’enquérir de la nature exacte de ce travail.

“Madame Minotin m’a informée que la santé de votre femme nécessitait la présence régulière d'une infirmière. Puis-je vous demander de quoi souffre t-elle exactement ?”

Le fait que l'Allemand puisse refuser d'avoir recours à une apprentie aussi jeune plutôt qu'à une auxiliaire qualifiée et que donc, par conséquent, elle se montrait indiscrète, ne lui effleura pas l'esprit et elle continua à rendre son sourire au trentenaire charmeur.

Ma femme n'apprécierait pas vos compétences si vous étiez la Sainte Vierge, pensa Franz. Mais comme à chaque fois qu'une remarque déplaisante concernant sa femme lui venait à l'esprit, il garda les lèvres closes et sourit poliment. Personne ne l'avait jamais entendu parler en mal d'Ilse et il ne comptait pas commencer aujourd'hui, certainement pas devant des inconnus, et encore moins devant une personne qu'il comptait fréquenter plusieurs fois par semaines et qu'il paierait justement pour s'occuper de son épouse.

Le pli dur pris par ses lèvres ne dura qu'une seconde, puis son visage redevint lisse et composé. Il ne fit pas beaucoup d'efforts pour cacher la pénibilité de la réponse. Il y avait des réponses que personne n'aimait donner.

"Ma femme souffre de démence pré-sénile*, ou tout du moins, il s'agit du diagnostique le plus récent puisque les médecins refusaient de l'envisager du fait de son jeune âge."

Par "jeune", il fallait entendre par là qu'elle n'avait pas encore cinquante ans, puisqu'elle avait bien dix ans de plus que Franz. Le médecin consulté à Hambourg avait affirmé qu'Ilse n'était pas réellement folle, comme on l'avait supposé au moment de sa retraite dans un sanatorium, puis dans un hôpital spécialisé. Franz en aurait bien profiter pour expliquer à certains qu'il n'avait pas rendu sa femme paranoïaque et qu'il ne se faisait pas des idées, qu'elle était réellement malade, mais il s'y refusait. Il n'avait pas à se justifier.

"Ilse est hospitalisée depuis mars 1940. Avant cela, elle a effectué plusieurs séjours dans des sanatoriums pour ce que nous pensions être une dépression. Son état de santé s'est dégradé récemment et il s'avère que je ne suis pas satisfait des conditions dans lesquelles elle est soignée. De toute façon sa maladie est impossible à soigner.

Je pense que ma femme sera plus heureuse auprès de moi que là bas. Les soins médicaux dont elle aura besoin devrait être assez minimes une fois qu'elle aura repris des forces, mais elle est incapable de prendre soin d'elle même. Elle perd fréquemment la mémoire et commence à avoir du mal à parler.

En dehors de vous, qui vous chargerez des éventuels soins qui lui seront prescrits, je compte engager une autre personne pour l'assister dans ses besoins quotidiens. L'idéal serait que vous soyez disponible une heure par jour, tous les jours, sachant qu'une infirmière diplômée vous accompagnera une fois par semaine pour s'assurer de la qualité de votre travail et vous épauler."

Être séparé d’un proche à cause de problèmes de santé était une situation pénible que Rachel ne connaissait que trop bien même si dans son cas, cette séparation avait été assez brève. Sa mère n’avait été hospitalisée que quelques semaines lorsque sa maladie s’était déclarée, pour subir toute une batterie d’examens et mettre en place le meilleur traitement possible afin d’en ralentir l’évolution, mais cela avait été suffisant pour que son père et elle se rendent compte à quel point elle leur manquait. Chaque situation était différente mais la jeune femme se mettait à la place de l’Allemand et lui offrit un sourire compatissant.

Elle hocha la tête au fur et à mesure des explications fournies, réalisant que ce cas était assez particulier et signifiait bien plus que tout ce qu’elle avait pu faire jusqu’à présent. Faire des bandages, soigner des blessés, prendre soin de sa mère alitée était une chose, s’occuper d’une femme qui souffrait d’un problème psychologique devait être une autre paire de manches. Son regard se posa sur le visage de madame Minotin car cette perspective la préoccupait quelque peu. Pas pour elle, mais pour cette patiente qui méritait de recevoir les meilleurs soins possibles. L’infirmière en chef avait-elle raison de la proposer à monsieur Erlinger alors qu’elle était encore une apprentie ? Certes, ce serait une expérience profitable pour la jeune femme et elle espérait sincèrement être à la hauteur de leurs attentes.

L’heure n’était pourtant pas à ce genre de questionnements et Rachel se recomposa un visage souriant.

“Je comprends monsieur, c’est une situation délicate, mais vous pouvez compter sur moi. Je passerai chez vous à l’heure qu’il vous plaira. Vous … Savez-vous déjà quels soins je serai censée lui administrer ?”

Nul doute que quelle qu’en soit la nature, le contexte lui serait bien différent.

Le visage de madame Minotin resta résolument neutre. Elle partageait une partie des inquiétudes de Rachel, évidemment, parce qu'il était toujours plus facile pour la famille de se retourner contre une infirmière non diplômée que contre une travailleuse expérimentée. Mais, surtout, si la maladie d'Ilse Dässen était une découverte récente, la sénilité des personnes âgées ne l'était pas. Cette dame aurait besoin de plus de douceur et de fermetés que de soins compliqués, et cela, ça pouvait être une excellente expérience pour Rachel.

"Rien de bien compliqué. Comme je vous l'ai dit, cette maladie est incurable et toucherait le cerveau, alors la médication se limite aux habituels substances destinées aux dépressifs. Il s'agira surtout de l'aider à s'habiller et à se laver, de contrôler son état pour vérifier qu'elle n'a pas d'autres maladies puisqu'elle sera peut être incapable de s'en rendre compte par elle même. Je ne vous cache pas que les médecins que j'ai consultés en Allemagne ne préconisaient pas une présence aussi assidue, mais je préfère l'excès de zèle dans ce cas précis."

Aucun tremblement dans la voix, aucun trouble perceptible : le chef d'entreprise avait repris tout contrôle sur son apparence, redevenant le jeune homme plaisant et sûr de lui. Difficile de savoir s'il était insensible ou s'il s'agissait juste d'une démonstration du stoïcisme attendu d'un homme de sa position.